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Titre du blog : Sylvie Chausse
Auteur : sylviechausse
Date de création : 09-06-2015
 
posté le 19-05-2021 à 10:40:57

Cheval de bataille

 

 

 

 

L’homme venait de prendre les rênes d’une main ferme et il guidait le cheval vers la porte de l’écurie. Alors la peur, qui s’était tenue tranquille dans la pénombre de l’écurie et l’odeur du foin, s’éveillait, toujours aussi vivace. Le cheval renâclait, s’énervait, voulait reculer, reculer pour s’éloigner de la folie de la guerre. L’homme essayait de le calmer, lui caressait l’encolure, lui parlait doucement, mais le cheval se souvenait d’hommes qui savaient parler doucement avant l’effort, avant de le guider vers l’enfer, où tout s’entrechoquait : le bruit des balles, le fracas des obus, le gaz et la fumée mêlée de terre pulvérisée, cette terre morte à tout jamais, même un cheval le comprenait.

 

 

L’homme continuait de parler, et le cheval se serait volontiers laissé envelopper par sa voix…  Certes,  depuis qu’il était avec cet homme-là, le vacarme avait cessé, mais l’enfer existait toujours, comment aurait-il pu en être autrement ? Quelles nouvelles armes, quelles nouvelles blessures, quelles nouvelles terreurs allaient succéder à cette accalmie ? Soudain, au loin, le chant d’un coucou rompit le silence et le grand cheval sombre agita les oreilles, sentit son échine parcourue d’un frisson. Il y avait si longtemps… Un souvenir lointain et flou lui revint, celui de la fraîcheur de mars et de la charrue traînée pour les derniers labours, le maître le guidant des rênes et de la voix.

 

Le souvenir se précisait : le bruit du vent dans les branches, les feuilles mortes qui crissaient sous ses puissants sabots, les chants des oiseaux qui disaient les saisons qui se succédaient. Les saisons s’étaient arrêtées lorsque ces inconnus étaient venus le chercher. Il fallait des chevaux, toujours plus de chevaux, pour servir la folie des hommes… A marche forcée, on les avait poussés, eux, des bêtes habituées à la charrue, aux les champs, aux vignes et aux forêts, vers la guerre. On leur avait fait tirer des pièces d’artillerie toujours plus lourdes, sans arrêt, sans sommeil et presque sans nourriture, parfois sous les coups. Beaucoup tombaient et ne se relevaient pas.

 

Parmi eux, ceux qui avaient toujours servi l’armée auraient dû supporter le bruit des armes, sauf qu’à la guerre, le vacarme dépassait tout… Les hommes eux-mêmes changeaient, voûtés, amaigris, leurs visages recouverts de masques qui leur faisaient des yeux aussi larges et aussi creux que les naseaux des bêtes.

 

L’homme le tenait par le licol et le menait doucement près du fleuve, il le faisait entrer dans l’eau, et le cheval fit un mouvement pour s’échapper, mais ce mouvement raviva les blessures qu’il avait eues pendant les batailles. Alors, doucement, tout doucement, il n’eut plus de volonté et suivit la volonté de l’homme ; il commença à marcher dans l’eau du fleuve. Et, peu à peu, le mouvement de ses sabots s’enfonçant dans le fond légèrement vaseux, le clapotis de l’eau sur ses pattes, les gouttes fraîches qui giclaient sur son ventre, cela l’occupa, et la peur reflua.

 

J’ai fait ce texte pour accompagner ce tableau de mon amie Carole Fromenty, en hommage aux chevaux que la guerre de 14 avait rendu fous. Il s’agit d’une toile sur laquelle elle a brodé avec du crin de cheval !

carolefromenty.com